À l’instar des tampons d’un passeport, certains aiment immortaliser leur visite dans un autre pays sur leurs corps. D’autres sont prêts à embarquer dans un avion pour les esquisses d’un artiste lointain ou pour recouvrir une cicatrice. Ces raisons, aussi variées qu’intimes, incluent désormais le tatouage dans l’itinéraire d’un voyage. Nommé «tattoorism» par les Anglo-Saxons, ce phénomène, encore marginal, croit au même rythme que l’engouement pour les tatouages.
Les chiffres sont là : on compte un milliard de personnes tatouées dans le monde. Rien qu’en France, le nombre d’artistes a augmenté de 50% en dix ans, attirant en majorité les 18-35 ans, dont certains voyagent régulièrement et s’adonnent à cette pratique pour rapporter un souvenir unique d’un périple. Cet art millénaire s’impose aujourd’hui comme une motivation à franchir les frontières.
Au studio Monkeys Factory, dans le 2e arrondissement de Paris, les croissants s’enchaînent comme les Tours Eiffel. Ici, quelques touristes font une halte pour graver sur leur peau une illustration qui leur ressemble – ou qui évoque la capitale française. «Entre 40 et 50 % de nos habitués sont étrangers, et c’est en augmentation depuis qu’on a ouvert en 2023», notent Phu Phi, tatoueuse et co-fondatrice du studio. Certains viennent de loin, comme Amanda et Shelby, deux cousines trentenaires venues de Californie pour pousser les portes du salon parisien.
«Nous visitons souvent Paris pour la gastronomie et le shopping. Mais aussi pour les tatouages, puisqu’on prend le temps d’en faire un à chaque voyage», sourit Amanda, qui fréquente le studio depuis plus d’un an. Les deux femmes l’admettent : trouver l’atelier idéal n’est pas chose facile. «On a passé plusieurs heures à faire des recherches sur Internet et sur les réseaux sociaux avant de trouver ce qui nous correspondait vraiment, en se fiant au nombre d’étoiles et de commentaires positifs», ajoute Amanda. Ainsi, durant leur séjour, les deux vacancières prévoient entre 60 et 200€ supplémentaires dans leur budget rien que pour cette activité.
Ce ne sont pas les seules à faire des allers-retours pour obtenir un tracé de Phu Phi. Elle reçoit régulièrement des Américains, mais aussi des Britanniques. Sa touche personnelle ? Son habileté à manier le style fine line (traits fins), très recherché par les amateurs de tatouage, mais pas seulement. «Sur mon site et mes réseaux sociaux, je ne communique qu’en anglais. L’objectif n’est pas d’attirer que des touristes, mais plutôt des passionnés prêts à voyager pour de belles pièces», justifie-t-elle.
À Barcelone, à quelques mètres de la Sagrada Familia, le salon Black Ship Tattoo reçoit quotidiennement des walk-in. Ce terme anglophone désigne les personnes souhaitant se faire tatouer sans avoir pris de rendez-vous. «80% de cette clientèle est composée de touristes», révèle au Figaro l’une des artistes, Armine Ayvazyan. «Comme motif, on nous réclame souvent des roses de Barcelone, le symbole de la ville, ce qui est même devenu une sorte de passage obligé dans la profession ici», s’amuse celle qui manie l’aiguille depuis huit ans. Cela fait cinq ans qu’elle constate une autre évolution : «Beaucoup choisissent de petits tatouages dans des endroits cachés par crainte de s’en lasser», observe-t-elle. Faut-il y voir un effet de mode ou une passion bien ancrée ? Un peu des deux, en réalité.
Il faut être animé par l’amour de cette pratique pour se rendre au salon de Julien Rimbaud et de son épouse Samantha. Ces artistes d’Aix-en-Provence viennent en effet de s’installer… en Floride. «Les Américains sont prêts à se déplacer et à payer davantage pour leurs pièces, c’est l’une des raisons qui nous a inspirés à nous installer ici», raconte l’Aixois. Leur studio se trouve désormais à Tampa Bay, ville côtière connue pour ses plages turquoise et son climat tropical.
«Le cadre est idéal pour combiner tatouage et escapade à la mer, surtout pour mes habitués, car la plupart viennent de loin et réservent une à deux nuits d’hôtel», illustre le tatoueur. Il le sait : il touche ici une clientèle «premium», choisissant des sessions d’une journée, dont les tarifs varient entre 1 000 et 2 000 dollars (environ 1700 €). «Je suis très présent sur les réseaux sociaux et spécialisé dans les dessins de sculpture, c’est comme ça qu’on me connaît», poursuit Julien Rimbaud. Il a même réussi à conserver sa clientèle française, qui n’hésite pas à voyager jusqu’à lui pour se faire tatouer.
D’autres décident de mettre le prix – et les kilomètres – pour «renaître». Près de Draguignan, Alexia Cassar, ancienne chercheuse en cancérologie, est à l’origine du Tétons Tattoo Shop. «Je reproduis l’image d’un téton pour les femmes qui ont subi une mastectomie à cause d’un cancer du sein, grâce à une technique de dessin 3D», décrit celle qui a conçu le premier studio de ce type en Europe. Depuis, elle reçoit des femmes venues de Russie, de Corée du Sud, de Pologne ou de Belgique.
«Cela dépasse l’esthétique et devient un véritable séjour de reconstruction, la fin d’un parcours médical et le début d’une autre vie», souligne-t-elle. Au total, elle a sublimé les cicatrices de 1500 personnes depuis 2017. Ces clientes restent une semaine ou un week-end, en profitant aussi pour découvrir le Var. «Je propose sur mon site plusieurs options d’hébergement pour faciliter leur séjour, de la maison d’hôtes à l’hôtel 4 étoiles», précise Alexia Cassar. En plus du trajet, elles déboursent jusqu’à 750 € pour une intervention sur les deux seins, parfois prise en charge par certaines mutuelles.
Le tatouage et le voyage sont-ils deux thèmes finalement plus liés qu’on ne le pense ? «Mis à part ces cas de maladies et les passionnés, la pratique n’est pas encore un véritable moteur pour parcourir le monde», estime pour le Figaro Héloïse Guay de Bellissen, auteure du livre Parce que les tatouages sont notre histoire. Et d’ajouter : «C’est plus souvent une façon de marquer le coup». Elle y voit aussi un aspect psychologique. «Dans un autre pays, on change, on se sent plus libre, on ne fait pas les mêmes choses : c’est aussi cette autre facette de nous-mêmes qu’on ne veut pas forcément perdre et qu’on décide de graver sur son corps», développe-t-elle.
Elle alerte toutefois sur un aspect de ce tourisme, parfois perçu comme de l’appropriation culturelle. «Si l’on va en Polynésie, en Thaïlande ou en Amérique latine, il faut se renseigner au préalable sur les traditions associées aux tatouages», recommande-t-elle. Né en Polynésie, où il obéit encore à des règles ancestrales, le tatouage s’est diffusé bien au-delà de ses îles d’origine. Découverte par les marins britanniques au XVIIIe siècle, la pratique se répand aux États-Unis et gagne l’Europe à la fin des années 1900. «En fait, cela a toujours été un art voyageur puisqu’il est venu jusqu’à nous par les flottes de la Royal Navy», résume Héloïse Guay de Bellissen.
En vidéo - «Pieds nus, insuffisamment vêtus, tatouages obscènes» : une compagnie aérienne américaine durcit son règlement sur les tenues vestimentaires.
2025-10-11T13:30:32Z