YANN ARTHUS-BERTRAND : "TINTIN M'A FAIT VOYAGER PAR PROCURATION"

Photographe mondialement connu, notamment pour ses incroyables images aériennes, grand reporter, réalisateur, Yann Arthus-Bertrand est devenu l’une des grandes voix de l’écologie et du développement durable à travers la fondation GoodPlanet, qu’il préside. Il revient ici sur son parcours et son engagement.

Yann Arthus-Bertrand, vous êtes né au sein d’une grande famille d’orfèvres, fondatrice de la maison Arthus-Bertrand. En quoi cela a-t-il pu vous influencer ?

Comme dans beaucoup de familles catholiques, mes parents étaient très traditionnalistes. Il fallait travailler et respecter les règles. C’étaient aussi des gens inquiets, ils avaient connu la guerre et avaient perdu un enfant avant moi. Mais moi, je refusais ces règles. Je détestais l’école : j’ai dû passer par treize ou quatorze établissements, car aucun ne me convenait. J’étais un enfant assez violent, je me battais même avec mes professeurs… Je sentais probablement que l’école ne me servirait à rien, j’étais complètement ailleurs, dans mes voyages. Aujourd’hui, ça me fait bizarre de savoir que des écoles portent mon nom… En tout cas, j’en ai eu vite assez que l’on veuille choisir à ma place. Je suis donc parti assez tôt de chez mes parents, vers 17 ans. Plus tard, quand mon père m’a révélé que ma mère avait pleuré tous les jours après mon départ, j’ai ressenti une culpabilité terrible. J’ai fini par lui en parler vers la fin de sa vie, et elle m’a répondu : "Yann, tu sais, on pardonne tout à ses enfants." Ça m’a fait beaucoup de bien.

Pour autant, vous ne saviez pas encore ce que vous vouliez faire. Vous avez même eu un début de carrière dans le cinéma !

(Rires) J’ai l’impression que c’était dans une autre vie ! À l’époque, je dormais dans les cinémas avec des amis, on rentrait par la porte de sortie et on était réveillés par les femmes de ménage qui passaient l’aspirateur, le matin ! J’ai dû voir Le Fanfaron et Citizen Kane une vingtaine de fois. J’avais envie de faire du cinéma, alors je fréquentais les studios de Boulogne pour voir les acteurs. Un jour, j’ai commencé à balayer, ensuite j’ai apporté des sandwichs, puis j’ai discuté avec les réalisateurs, avant de devenir assistant-réalisateur, et enfin acteur. À chaque fois, je saisissais la moindre opportunité qui se présentait à moi et ça a fini par payer. C’est un credo que j’ai ensuite appliqué toute ma vie : ne jamais avoir peur de sa chance, toujours y croire. Bon, dans ce cas précis, cette philosophie n’a pas changé mon existence, puisque je suis rapidement passé à autre chose. Après avoir joué dans Dis-moi qui tuer (1965) avec Michèle Morgan, je me suis rendu compte que ce n’était pas ce que je voulais faire.

Quelles sont les différences entre un zoo et un parc animalier ?

C’est à ce moment-là que vous êtes parti dans l’Allier pour créer un parc animalier…

J’étais tombé amoureux de la mère de mon meilleur ami, qui avait vingt  ans de plus que moi. À ses côtés, j’ai vécu une histoire formidable, et j’ai surtout compris que sa vie correspondait à ce à quoi j’aspirais. Ensemble, on est partis à Château-sur-Allier (03) pour créer une réserve zoologique. C’est devenu la plus grande activité touristique du centre de la France, avec 250 000 visiteurs par an. Cette aventure a duré dix ans et m’a énormément appris. Même si aujourd’hui, l’idée d’enfermer des animaux sauvages n’est pas dans mes valeurs, c’est à leur contact que j’ai compris que je voulais me rapprocher d’eux, les étudier. En particulier les lions. J’en élevais beaucoup et je les trouvais fascinants.

Vous êtes donc parti étudier les lions au Kenya, dans la réserve nationale du Masai Mara.

Je voulais devenir un scientifique spécialiste des animaux sauvages. Grâce à Pierre Pfeiffer, un chercheur du Muséum national d’Histoire naturelle, j’ai pu entamer une thèse sur le comportement des lions de la savane. D’ailleurs, je trouve formidable de pouvoir se lancer dans ce genre d’études à 30 ans passés et sans diplôme particulier ! Avec ma femme, Anne, qui elle est un peu plus jeune que moi, on est donc partis habiter au cœur de la réserve, dans une maison qu’on avait nous-même construite. Se réveiller et voir passer devant soi, à une vingtaine de mètres, un troupeau d’éléphants est une sensation extraordinaire… Pendant trois ans, on a suivi une famille de lions : Anne s’occupait de la partie rédactionnelle et moi je les photographiais sous toutes les coutures. C’est là que s’est développé mon goût pour la photo. En fait, on peut dire que ce sont les lions qui m’ont appris le métier de photographe ! Je me sentais enfin dans mon élément, à ma place. L’idée de devenir un photographe à plein temps me plaisait, et je n’ai donc pas terminé ma thèse.

Est-ce aussi là-bas que vous vous êtes initié à la photographie aérienne ?

Tout à fait. Pour gagner ma vie, en parallèle de mon étude, j’étais guide safari pour un tour-opérateur. Lors d’une de nos visites, je suis tombé sur un gars qui possédait une compagnie de ballons et emmenait les touristes voir la savane d’en haut. J’ai trouvé les points de vue incroyables et j’ai donc passé ma licence de montgolfière pour me déplacer à ma guise et photographier la faune sauvage depuis le ciel. Je me suis rendu compte que les paysages étaient eux aussi époustouflants et j’ai réalisé qu’il y avait dans la photographie aérienne une manière inédite de capturer la nature, le champ des possibles s’ouvrait et ne paraissait pas avoir de limites. Avec le recul, toute cette période au Kenya était sans doute la plus heureuse de ma vie. Mais j’étais tellement pris dans le quotidien que j’avais du mal à le réaliser pleinement, à l’époque. C’est peut-être le seul vrai regret que j’ai aujourd’hui : ne pas avoir davantage profité du bonheur qui était le mien.

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À votre retour en France, vous êtes devenu photoreporter pour de grands magazines photo, qui vous envoyaient à l’autre bout du monde. Vous a-t-on comparé à Tintin ?

Évidemment, car l’association est facile. Enfant, j’aurais sans doute été flatté de la comparaison. Tintin, pour moi, c’était l’incarnation de l’aventure, du combat du bien contre le mal. Surtout, lire les albums me permettait de voyager par procuration, comme dans la Chine des années 1930 du Lotus bleu ou le fabuleux pays imaginaire de la Syldavie dessiné dans Le Sceptre d’Ottokar. Mais, en grandissant, je me suis un peu éloigné de la saga pour m’intéresser davantage à d’autres bandes dessinées, comme Blake & Mortimer, dont j’appréciais les intrigues, qui mêlaient l’espionnage à la science-fiction, et surtout Marsupilami, que je lis aujourd’hui avec grand plaisir à mes petits-enfants. Il y a tout dans cette BD : la nature, l’amour, l’environnement, le côté fantastique avec cet animal légendaire…

Tintin partage-t-il les mêmes valeurs que vous ?

Moi, ce qui m’anime depuis que j’ai 20 ans, c’est l’écologie et l’environnement. Bien sûr, je comprends que ces thèmes soient relativement absents de la saga, car à l’époque, l’écologie, c’était du jardinage. Je suis sûr que Tintin se battrait aujourd’hui pour la préservation de notre planète. Il affronterait d’autres types d’adversaires, puisqu’aujourd’hui les "méchants", c’est nous. Je l’aurais bien vu partir en croisade contre les pollueurs et le changement climatique. Et réfléchir à sa façon de consommer, de prendre l’avion…

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Comment décririez-vous l’évolution de la conscience écologique au cours des dernières décennies ?

C’est simple, il y a soixante ans, on voulait sauver les éléphants et les rhinocéros, aujourd’hui on veut sauver ses petits-enfants. On ne lisait la fin du monde que dans la Bible, désormais on la trouve dans tous les rapports du GIEC. Dans les années 1970, les écologistes commençaient à se faire entendre, mais tout le monde croyait que le progrès technique allait nous sauver. Moi-même, je pensais qu’en l’an 2000, il y aurait des hélicoptères dans la rue ! Quand, à l’époque, seul Jean-Marie Pelt écrivait des ouvrages sur l’écologie, actuellement, il en paraît trois ou quatre par semaine. Et pas n’importe lesquels. Prenez le dernier livre de Jean-Marc Jancovici (Le Monde sans fin, avec Christophe Blain, Dargaud), qui est d’ailleurs une bande dessinée : il s’est vendu à près de 600 000 exemplaires. C’est plus qu’un Goncourt ! Non seulement la prise de conscience a bien eu lieu, mais surtout elle touche en majeure partie des jeunes extrêmement volontaires. Lors de ma dernière visioconférence pour l’école Polytechnique de Lausanne, la plupart des élèves ne prenaient pas l’avion ou étaient végétariens. Je suis également proche du mouvement Extinction Rebellion, qui mène des actions symboliques. J’étais autant scandalisé de les voir être poursuivis en justice pour avoir déployé une banderole sur une grue que soulagé d’apprendre leur relaxe. En gros, le juge leur a dit : "Si j’avais eu votre âge, j’aurais fait la même chose." Le mouvement est là, quelque chose est véritablement en train de se passer. Un dernier exemple me vient à l’esprit : un des membres du conseil d’administration de ma fondation m’a dit que sa petite fille de 10 ans était devenue vegan par conviction. Dix ans, rendez-vous compte !

Votre fondation, GoodPlanet, a fait de vous une personnalité importante de l’écologie. Dans quel contexte l’avez-vous créée ?

C’était au début des années 2000. L’aventure de La Terre vue du ciel, mon livre de photographies aériennes, m’avait bouleversé. Pendant près de dix ans, j’avais rencontré des scientifiques, de nombreuses ONG de protection de l’environnement, j’avais été sensibilisé à des tas de sujets sur la biodiversité et l’écologie. Or, le succès de l’ouvrage, qui s’est vendu à près de 4 millions d’exemplaires, m’avait ouvert des portes et donné une voix. J’ai donc pensé que c’était le bon moment pour m’impliquer personnellement et apporter ma propre contribution.

Vous ne vous attendiez vraiment pas à un tel succès, avec La Terre vue du ciel ?

Bien sûr que non, même si je savais qu’on faisait quelque chose d’important. J’y croyais tellement que, pour mener ce travail jusqu’au bout, j’avais même hypothéqué ma maison. Mais jamais je n’aurais pu imaginer une seconde un tel succès. Je pense qu’il est arrivé en grande partie grâce à ce qui s’est passé juste après la parution du livre. Tout naturellement, j’ai voulu exposer mes images. Mais personne n’en voulait. C’était l’an 2000 et l’agenda photo des musées était particulièrement chargé. Et surtout, je n’étais pas du tout reconnu dans le milieu artistique, j’étais considéré comme un photographe de cartes postales. Pour couronner le tout, je travaillais en couleur alors que le noir & blanc était en vogue. Alors j’ai persévéré, un peu comme à l’époque où je voulais faire du cinéma. J’ai fini par convaincre le Sénat, qui m’a prêté le musée du Luxembourg pour une première expo. Une fois l’expo terminée, on a voulu poursuivre l’aventure et ils nous ont laissés exposer les photographies dehors, sur les grilles du jardin du Luxembourg. On ne savait pas du tout ce que ça allait donner, on avait même peur que les photos soient arrachées, d’autant qu’on avait mis du vrai papier photo plastifié. Mais les gens ont adoré. Plus tard, quand on a affiché les légendes, ils restaient même des heures, il y avait la queue sur des kilomètres ! On avait inventé les expos dehors. Deux millions de personnes l’ont vue à Paris et elle a été reproduite quelque chose comme deux cents fois dans le monde. Ça nous a fait une publicité incroyable…

Le concept aérien a lui aussi été repris par la suite…

Oui, à la fin des années 2000, j’ai animé une émission sur France 2 qui s’appelait Vu du ciel, dont le concept de base était similaire. Et après cela, quand je me suis tourné vers la réalisation, j’ai réalisé des documentaires qui étaient un peu la suite spirituelle de La Terre vue du ciel, comme Human ou Home. Et là, je suis en train de boucler un film important sur l’état de la planète, qui s’appelle Vivant. Il nous apprend des choses incroyables sur la biodiversité, comme sur cet oiseau, le martinet noir, qui reste dix mois dans le ciel ou sur ces arbres sans se poser, ou ces arbres qui échangent chaque jour des millions d’informations avec les champignons. C’est un film collectif  : au lieu d’aller tourner les images moi-même, j’ai demandé à des vidéastes du monde entier de m’envoyer les leurs. Je crois beaucoup à l’intelligence collective.

Comment voyez-vous l’avenir ?

Je ne vais pas vous mentir, je ne suis pas habité par le même optimisme que Tintin ! Nous sommes face à la menace la plus importante de l’histoire de l’humanité, la sixième extinction de masse, et la majorité d’entre nous ne se sentent pas concernés. Pire, il y en a qui ne pensent qu’à se taper sur la gueule en Ukraine et tuent des civils et des enfants… Si l’on continue comme ça, il ne faudra pas s’étonner d’être bientôt confrontés à de l’écoterrorisme. Mais il y a des motifs d’espoir, comme je l’ai évoqué. Et en ce qui me concerne, j’ai le sentiment du devoir accompli. Je repense souvent à cette femme que j’ai rencontrée à Madagascar, qui me disait que son rêve était de mourir avec le sourire. Finalement, la plus belle aventure, c’est peut-être ça : se dire qu’on a fait ce qu’on voulait de sa vie, et qu’on peut partir sans regrets. C’est mon cas.

Cet article est extrait du 16ème numéro de la revue Tintin, c'est l'aventure disponible chez les marchands de journaux, en librairies (16,90 €) et par abonnement.

Le 16e numéro de Tintin c'est l'aventure est disponible en kiosque depuis le 31 mai 2023. DR

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