LES NOUVEAUX EXPLORATEURS OPTENT POUR L'AVENTURE ENGAGéE

Grimper aux arbres pour mieux les comprendre, traverser les pôles pour s’en faire le porte-parole, financer des expéditions pour faire bouger les lignes en matière d’environnement et de société… Finie, l’époque où partir à l’aventure était synonyme d’exploit physique personnel dans un ailleurs lointain…

Les explorateurs d’aujourd’hui ont troqué le dépassement de soi pour une quête de sens. Et ne conçoivent plus leurs expéditions que sous le signe de l’engagement.

Biodysseus, une expédition d’un genre nouveau

En 2025, l’aventurier français Alban Michon, membre de la Société des explorateurs français, se lancera dans un projet fou, que n’auraient sans doute pas renié les résidents du château de Moulinsart : il s’enfermera pour six mois dans une capsule sous la glace, au pôle Nord.

Cet explorateur de 45 ans n’en est pas à son coup d’essai. Spécialiste des expéditions en milieu glaciaire, il a parcouru 1000 kilomètres en kayak le long des côtes du Groenland en 2012. Six ans plus tard, il a enduré des conditions dantesques pendant 62 jours en solitaire, le long du passage du Nord-Ouest, dans le cadre du projet Arktic, dont l’enjeu était de "montrer que l’on peut vaincre ses peurs et accomplir des choses extraordinaires si l’on y est préparé". Mais avec l'expédition, baptisée Biodysseus, l’objectif est tout autre. "L’idée qui a motivé ce projet de vivre six mois sous la glace, c’est le constat glaçant que, dans l’Arctique, le réchauffement climatique est quatre fois plus rapide qu’ailleurs", explique-t-il.

L’équipe comptera des plongeurs, des médecins, des logisticiens, des ingénieurs et des chercheurs. Une logistique ambitieuse qui aura pour visée de réaliser des prélèvements sur la banquise ayant pour but d’aider à mieux comprendre son évolution face au changement climatique. Ses multiples missions aux pôles ont ouvert les yeux d’Alban Michon et modifié sa conception de l’aventure, qui dépasse pour lui désormais l’horizon du simple exploit sportif. "On a un rôle à jouer, confie-t-il, nous sommes des témoins privilégiés de ce qui se passe sur le plan climatique et il est nécessaire d’agir en partant de ce constat. Cette mission permettra d’en témoigner, tout en collectant du matériau scientifique pour étudier la banquise et mieux la protéger."

Le crépuscule des "aventuriers de l’inutile"

À l’image du projet Biodysseus, le petit monde de l’aventure change peu à peu de visage. Après la Seconde Guerre mondiale, les hommes avaient soif d’aventure. La quête était alors individuelle. Les "aventuriers de l’inutile", ces hommes et femmes à la conquête des sommets, des pôles, des jungles ou des profondeurs aquatiques, ont fait les beaux jours de la seconde moitié du XXe  siècle. Parmi ces illustres figures, on peut citer Edmund Hillary, Reinhold Messner ou encore Jacques-Yves Cousteau. Plus loin, plus vite. L’exploit sportif occupait tout l’espace. Mais cette espèce d’aventuriers semble en net déclin. Aujourd’hui, une nouvelle tendance lourde émerge dans le monde de l’exploration.

L’aventurier 2.0 semble de plus en plus en quête de sens. Il y a vingt ans, Stéphane Frémond a créé le festival du Film d’aventure de La Rochelle, une institution dans le milieu. Pour lui, aucun doute : dans le monde de l’aventure, les mentalités ont changé. "Nous avons vu évoluer la réflexion des aventuriers, et la nôtre a changé également. Aujourd’hui, ce que l’on privilégie dans notre sélection, ce sont avant tout les histoires porteuses de sens", explique-t-il. Marion Martineau-Charlot, qui coordonne le festival des Rendez-vous de l’Aventure, à Lons-le-Saunier, dans le Jura, abonde dans son sens :

Il y a quelques années, nous recevions beaucoup de films qui narraient un exploit sportif. Aujourd’hui, c’est moins le cas. La majeure partie des films que nous recevons traitent d’une thématique. La question de l’environnement est largement abordée, celle de l’inclusion aussi. On sent qu’il y a une volonté réelle de porter un propos à travers l’aventure.

Au service de la science

Chez la figure de l’aventurier moderne, la science a retrouvé une place de choix et de plus en plus d’explorateurs joignent leurs missions à un enjeu de recherche scientifique. Tintin, lui aussi, a adossé certaines de ses plus célèbres épopées à l’exploration scientifique. Ainsi, dans On a marché sur la Lune, publié en 1954, le héros livre ses premières impressions sur l’astre rocheux aux scientifiques restés sur Terre :

Comment vous le décrire ? Un paysage de cauchemar, un paysage de mort, effrayant de désolation. [...] Dans le ciel, d’un noir d’encre, il y a des milliers d’étoiles mais immobiles, glacées, sans ce scintillement qui de la Terre nous les fait paraître si vivantes.

L’aventure au service de la science, c’est aussi le credo de L’Étoile mystérieuse, publié en 1942. Tintin accompagne une mission scientifique dans l’Arctique pour atteindre une étrange météorite qui flotte dans l’océan. Arrivé sur place, il parvient à se hisser le premier sur le morceau de roche. Soudain, celui-ci se met à couler. Pourtant, le reporter n’oublie pas sa mission première et, coûte que coûte, tente de sauver une pierre pour la faire analyser par les scientifiques qui accompagnent sa mission. Aujourd’hui, les avancées scientifiques sont à nouveau au cœur des enjeux de l’exploration.

Les plongeurs d’Under the Pole, par exemple, mettent leur expérience au fond des mers au service de la recherche  : depuis 2021, leurs missions sous-marines en eaux profondes ont abouti à la publication de nombreux articles scientifiques sur les récifs coralliens. Avec les mêmes visées, l’explorateur polaire Jean-Louis Étienne a monté le projet Polar Pod, une station océanographique habitée "zéro émission" qui stationnera dans l’Antarctique à partir de 2024, avec pour objectif d’explorer les fonds marins de l’océan Austral.

À l’assaut des clichés

D’autres causes, sociétales, humanistes ou politiques, viennent nourrir le discours des aventuriers et aventurières du XXIe siècle. Ces dix dernières années, l’aventurière Mélusine Mallender a parcouru le monde au guidon d’une moto, à l’assaut des clichés et des idées reçues. Inde, Népal, Iran, Patagonie, Afrique des grands lacs… Au fil de son trajet, elle a donné la parole aux femmes qu’elle a rencontrées et elle a questionné, à travers leurs récits, la notion de liberté. Pour Stéphane Frémond, l’organisateur du festival du Film d’aventure de La Rochelle, les grands chamboulements du siècle ont redessiné les contours de la figure de l’aventurier moderne. "L’année dernière, confie-t-il, nous avons projeté le film de l’ethnologue Marianne Chaud, sobrement intitulé L’Aventure, qui raconte l’histoire de migrants traversant les hauts cols enneigés des Alpes. Ce fut une vraie remise en question. Qu’est-ce que l’aventure aujourd’hui ? Ces exilés qui traversent les frontières vivent des aventures bien plus totales que certaines de nos figures occidentales."

Si cette tendance des aventuriers contemporains à utiliser l’aventure pour mettre en lumière les enjeux humanistes, politiques ou sociétaux du monde d’aujourd’hui semble nouvelle, Tintin, lui, avait déjà, dans certains albums, cette volonté chevillée au corps. On se souvient bien sûr de son expédition au Tibet, où son périple est tout entier mis au service de l’amitié. Dans une veine différente, dans Coke en stock (1958), Tintin cherche à dénoncer et surtout à mettre fin à un odieux trafic d’esclaves. Mais le héros créé par Hergé ne s’arrête pas là. Dans Le Sceptre d’Ottokar, qui date de 1939, il se rend en Syldavie – pays fictif inventé par Hergé – pour y déjouer une tentative d’annexion. Tintin montre ici une certaine forme d’engagement politique. En poussant plus loin, on pourrait dire que l’aventure est ici au service de l’autodétermination des peuples.

Interroger l’état de la biodiversité

Le changement climatique, lui aussi, est présent dans l’approche des explorateurs et exploratrices du XXIe  siècle. À l’image de Victor Rault qui, depuis septembre 2021, retrace le parcours de Charles Darwin à bord d’un voilier, deux cents ans après le voyage du naturaliste britannique, pour interroger l’état de la biodiversité à l’aune du changement climatique. Un "détail" témoigne de ce nouveau rapport des aventuriers à l’environnement  : aujourd’hui, l’hélicoptère –  longtemps porte-étendard des sports extrêmes, comme le ski freeride, l’escalade ou l’alpinisme – a presque disparu des films d’aventure.

Allégorie de la pollution, il n’a presque plus droit de cité dans les festivals, les sports extrêmes tendant à le chasser de leur logiciel. Sorti en 2018, le film Zabardast illustre bien ce nouveau rapport des aventuriers à la nature. Le réalisateur Jérôme Tanon y suit cinq jeunes freeriders dans une expédition au Pakistan. La plupart d’entre eux sont habitués aux descentes en pente raide mais, cette fois-ci, ils ont décidé de monter jusqu’au sommet par leurs propres moyens, tirant leurs traineaux de matériel sur des dizaines de kilomètres. Une expédition qui va bien au-delà de l’image traditionnelle du ski freeride, où tout est habituellement centré sur le plaisir et la glisse. Ici, les jeunes sportifs font corps avec leur environnement, souffrent et doutent à mesure qu’ils approchent du sommet.

Dans l’aventure contemporaine, la route est ainsi devenue aussi importante que l’aboutissement. Là où il importait avant tout de planter un drapeau, d’imprimer sa marque, la tendance s’est inversée. L’aventurier marche à pas de loup, en essayant d’atténuer sa trace. C’est dans cette optique que la star de l’ultra-trail Kilian Jornet parraine depuis deux ans l’opération Plogging, qui encourage coureurs et randonneurs à ramasser les déchets qu’ils rencontrent sur leur passage. Dans la même veine, la Mad Jacques propose depuis 2017 une course de trek en France respectueuse de l’environnement, avec pour objectif d’inspirer une nouvelle manière de voyager, "moins loin mais mieux".

Vers de nouveaux partenariats

Le milieu de l’outdoor a embrassé cette nouvelle vision d’une aventure porteuse d’engagement et de messages. Tous ses principaux acteurs – médias, festivals, sponsors – ont emboîté le pas. Juliette Bazin travaille chez Le Lann, une agence qui gère la communication de plusieurs noms de l’aventure, comme les frères Ladevant ou Liv Sansoz. Selon elle, le positionnement des marques a radicalement changé :

On sent que les marques, qui sont les sponsors essentiels à la tenue d’expéditions ambitieuses, sont de plus en plus sensibles à ces questions-là, parce qu’elles y trouvent une cohérence dans l’image qu’elles veulent véhiculer et que cela correspond à des thématiques contemporaines. Finalement, c’est tout l’écosystème de l’aventure qui se tourne vers un engagement plus grand.

À l’époque du commandant Cousteau, les sponsors (fondations, entreprises, collectivités) tordaient le nez quand les aventuriers évoquaient les causes environnementales ou sociétales. Aujourd’hui, c’est tout l’inverse. "Les sponsors sont moins en attente de retombées médiatiques directes que d’un partage de valeur et de la création d’un imaginaire fort autour de la marque", poursuit Grégoire Chéron, le fondateur d’Heliom, une agence de communication dédiée aux explorateurs et exploratrices. Si les jeunes ont pris ces questions à bras le corps, il ne faudrait pas croire que les anciens ne se remettent pas en question. "Je crois que la reconnexion avec le monde du vivant est l’aventure la plus excitante de notre période", avance Roland Jourdain. Ce navigateur hors pair, spécialiste de la course au large et double vainqueur de la Route du Rhum, a aussi entrepris un virage dans sa manière d’appréhender l’aventure en haute mer.

J’ai connu l’âge d’or de la course au large mais, à partir des années 2000, j’ai commencé à me poser la question du sens. Quel sens y a-til à repousser ses limites, celles des bateaux, des équipes, au seul service de la vitesse, quand les limites planétaires, elles, sont déjà dépassées ?

Cette prise de conscience l’a conduit à mettre sur pied la fondation Explore dès 2013, qui a pour but de soutenir des explorations qui posent une réflexion sur la place de l’Homme dans la nature. Une dizaine de projets ont déjà été financés, comme l’embarcation low-tech de Corentin de Chatelperron, un bateau en totale autonomie qui reproduit l’idée d’une biosphère. "C’est ce genre de projets qu’on aime soutenir. Notre raison d’être, c’est de partager notre passion de l’environnement pour transformer nos pratiques, nos modes de vie et nos regards, à terre comme en mer", poursuit Roland Jourdain. Et si c’était ça, la figure de l’aventurier moderne ? Celui qui ouvre une fenêtre sur le monde, pour en être à la fois le témoin et l’acteur ?

Cet article est extrait du numéro 19 de "Tintin, c'est l'aventure" de février-avril 2024 (19,99 €) et disponible par abonnement à partir de février 2024.

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